Métro Metro Metro

Philippe Val
Charlie Hedbo 24 septembre 2003

Quelle différence y at-il entre un journal payant et un journal gratuit ? La réponse, à première vue, est un paradoxe. Dans un journal payant, vous trouvez quelque chose de gratuit, trandis que dans un journal gratuit, tout est payant. Démonstration.

Dans un journal payant, même s'il contient des publicités qui peuvent influencer son contenu, la rédaction jouit d'une certaine indépendance. Il lui faut parfois négocier, lutter contre la régie publicitaire du journal, mais il y a un rapport de force, et ce ne sont pas toujours les publicitaires qui en sortent gagnants. Il y a souvent des psychodrames violents, mais,contrairement à ce que l'on pourrait penser, il reste encore beaucoup de journalistes qui refusent de céder aux chantage exercé par les acheteurs d'espace. C'est parcequ'il s'appuient sur le produit de la vente du journal que ce raport de force est possible et tourne encore quelquesfois en leur faveur.

Ce qu'offre un journal payant n'a donc pas de prix : c'est une information gratuite en ce sens qu'elle est le produit d'un devoir d'informer et non d'une obligation de rentabilité. En payant son journal, on paye cette gratuité, cette indépendance relative, certes, mais réelle. Tandis qu'un journal gratuit, qui ne vit que de ses recettes publicitaires, ne donne rien. Rien n'y est gratuit. La publicité dicte sa loi sans aucune contrainte. La rédaction ne peut en aucun cas appuyer son indépendance dur l'adhésion d'un lectorat, puisque le lecteur, ne déboursant rien, n'existe pas. La gratuité d'un journal fait disparaître deux personnes : le lecteur, qui n'a aucun lien avec son journal, et aucun compte à lui demander -- au nom de quoi critiquerait-il le cadeau qu'on lui fait ? --, et le journaliste, qui n'est que l'employé d'une régie publicitaire, et dont la travail ne doit en aucun cas nuire à la rentabilité de l'entreprise.

Or les annonceurs publicitaires sont des acteurs de la vie politique et économique, et la connaissance des information les concernant est indispensable à tout citoyen qui veut se faire une idée du monde dans lequel il vit, et se déterminer au moment des échéances électorales. Voudrait-on que tout ce qui concerne des entreprises comme Alsthom, par exemple, ou la SNCF, ou France Telecom, ou Vivendi, ou Elf, ou les chaines de supermarchés demeure définitivement à l'abri de toute enquête ? Le jour où toute la presse sera gratuite, la corruption et la collusion entre les groupes industriels et le pouvoir politique seront multipliés par cent, et personne n'en saura rien. La seule chose qui changera, c'est que nous ne serons plus dans une démocratie, et que nous vivrons dans un régime totalitaire, où la cencure sera exercée par les groupes industriels qui possèderont à la fois les moyens d'information et ceux qui y collaborent. Les journalistes ne seront plus que les attachés de presse et les cellules de relations publiques de leurs financers.

L'argument selon lequel les gens qui lisent les journaux gratuits de toute façon ne lisent pas de quotidiens, et qu'il faut mieux qu'ils lisent ça que rien, ne tient pas. On dit même que ça éduque les jeunes à lire tous les jours un journal. Alors, il vaudrait mieux lire n'importe quoi que rien. C'est idiot. C'est faire de la lecture une valeur en soi, alors que la valeurn, elle est dans ce qu'on lit, pas dans le fait qu'on lit. Sinon, à une époque où les Allemands lisaient moins, il faudrait rendre grâce à Hitler d'avoir publié son best-seller Mein Kampf, qui a incité toute une génération d'Allemands à de remettre à la lecture. C'est absurde.

Il vient de se produire en France un événement de toute première importance, qui annonce un redoutable changement de société. TF1 vient d'acheter pour 12 millions d'euros sa participation au capital du journal gratuit Métro. A priori, tout le monde s'en fout. Le monde a tort. Car c'est le prélude à l'effondrement de la presse libre et indépendante, qui tient encore debout bien que ce ne soit plus la mode.

Il faut savoir que, pour des raisons aisément compréhensibles, la publicité télévisée pour les journaux est interdite en France, ainsi d'ailleurs que pour l'édition en général. On imagine que si ça n'était pas le cas, les journaux qui auraient les moyens de se payer cette ruineuse promotion seraient les seuls, à leur tour, à pouvoir rafler le marché de la publicité. Mettez-vous à la place d'un annonceur. Si vous voulez vous payer des espaces publicitaires dans la presse, vous choisirez évidemment la presse qui elle-même fait de la pub à la télé. Les autres journaux verront s'envoler toutes leurs recettes publicitaires, et disparaîtront purement et simplement. Pour un journal indépendant, qui dépend à vingt ou trente pour cent de la pub, ce qui reste raisonnable et permet le rapport de force expliqué plus haut, c'est la mort. D'ores et déjà, il ne reste plus que deux journaux nationaux, en France, qui ne dépendent d'aucune recette publicitaire : Le Canard Enchaîné et Charlie Hebdo. Or ni je pense Le Canard Enchaîné ni Charlie Hebdo ne souhaitent la disparition de leurs confrères, dont ils sont complémentaires.

En janver 2004, la France devra se mettre en conformité avec la directive européenne autorisant la publicité télévisée pour les journaux. C'et là que la prise de participation de TF1 dans le quotidien gratuit Métro prend tout son sens. Dans un avenir proche, Métro pourra faire sa promotion sur TF1, et les annonceurs vont évidemment acheter à prix d'or les espaces du journal gratuit, et comme les recettes publicitaires de la presse en général ne sont pas élastiques, les quotidiens payants verront leurs recettes s'écrouler. Sauf si, comme le journal Le Monde, ou comme Le Parisien, on a déjà pris la peine de pactiser avec le diable, en investissant dans les gratuits. Le Monde, qui, par ailleurs, a déjà des accords manifestes avec le groupe TF1, via leur collaboration avec LCI, sortira renforcé de cet assassinat programmé de l'information libre. Le premier grand perdant de l'affaire, sera précisément Libération, grand concurrent du Monde. L'entrée de TF1 dans Métro est le premier acte d'une mise à mort du dernier quotidien national du matin qui, comme par hasard, est de gauche.

Les intermittents du spectacle, les chercheurs, les architectes, les enseignants et les représentants des professions menacées parcequ'elles produisent dans la société un bien incalculable, qui est de l'ordre de la création et de la liberté, un bien qui relève de cette gratuité sans laquelle il n'y a pas de démocratie, devraient s'intéresser de près à ces problèmes qui recoupent exactement les leurs. Et le fait que les gratuits soient désormais régulièrement cités dans les revues de presse devraient les alerter.

Il faut ne posséder que trois neurones qui se battent en duel pour ne pas comprendre que ce qui fonde la légitimité d'une rédaction, c'est de n'avoir de comptes à rendre qu'à ses lecteurs. Et que le lecteur n'a d'exitence légitime en tant que lecteur que s'il finance l'indépendance de son journal. Et que les groupes tels que TF1 vont nous faire cadeau d'un journal gratuit sans rien nous demander en échange. En échange de mon petit torchon quotidien que je te distribue gratuitement, je ne te prends qu'un petit droit pour lequel tes aïeux ont lutté pendant plus de deux siècles : la liberté de la presse. Après l'avoir arrachée au pouvoir politique, maintenant, il faut l'arracher au pouvoir économique. Mais peut-être que tu t'en fous comme de ta première paire de Nike ?

En dernier ressort, ce sont les gens qui trancheront, en restant fidèles à des vrais journaux sur lesquels ils pourront exercer leur esprit critique parcequ'ils les payent. Sinon, sans risquer de se tromper, on peut prédire que, dans un avenir prochen on va payer très cher la gratuité des journaux.